J’aurais tant aimé ne pas vous raconter les récents événements que j’ai vécus ces derniers temps. Mais c’est la seule solution que j’ai trouvée pour exorciser des cauchemars que même la mort ne pourrait apaiser. Car oui lecteur, je te souhaite de ne jamais être confronté à ces visions abominables qui hantent mes nuits comme le vautour plane sur le moribond, réminiscences d’un traumatisme ancré en moi comme une blessure inguérissable. Rien qu’en écrivant ces lignes, je sens perler le long de mon dos raidi de terreur l’humidité de ma sueur grasse et froide, cette sueur moite qui traduit l’effroi qui vous titanise sur l’instant.
En ce jour du 2 Février1848, nous étions frappés de stupeur lorsque la République mexicaine légua la moitié de son territoire à ce sinistre empire américain qui venait de naitre. Nous avions un rêve, celui d’une nation unie dans sa différence, libre enfin de l’oppresseur espagnol et voilà que durant ces dix dernières années nous avons dû faire face aux assauts de nos belliqueux voisins ainsi qu’à la France. Devant cette nouvelle défaite qui marquait la fin du rêve mexicain, de nombreux hommes d’affaires décidèrent de quitter le pays pour s’installer dans ce nouvel État où l’on racontait que l’or et la mort se côtoyaient comme des frères. Ce qui ne fut pas dit, c’était que dans ces contrées, la richesse et la damnation aimaient danser auprès de ces traitres qui avaient abandonné leur pays. La guerre et ses horreurs avaient réveillé un mal encore plus grand que la violence des hommes, un mal aux crocs acérés qui n’attendait que le moment propice pour se repaitre du corps de ses victimes.
Nous étions cinq dans cette diligence qui s’empressait de rejoindre la ville de Yuma. J’avais de la famille là-bas comme mes compagnons de route. Nous avions tout abandonné de l’autre côté de la frontière. Même nos rêves, c’est dire. Nous roulions de nuit pour arriver le plus rapidement possible. Pour cela, nous avions deux cochers qui se relayaient. Rouler de nuit nous évitait de tomber sur d’éventuels brigands mais aussi sur des troupes frontalières qu’il serait difficile de soudoyer. Mais en ces temps troublés, c’était le moment ou jamais de partir. J’eus une pensée pour les gens qui n’avaient pas les moyens de nous suivre, je priais dieu pour que leur avenir n’empire pas plus.
A mes côtés, se tenait le père Alejandro Rosales, un prêtre expert en sermon qui avait bien compris que le nom du Seigneur servait plus ses intérêts que celui de ses ouailles qu’il avait abandonnées. Le père Rosales s’apprêtait à se convertir au protestantisme pour confesser de manière pécuniaire les brebis de son nouveau pays. Il était même prêt à changer son nom et devenir le révérend Alexander Roberts. Mais perdre son nom, n’est-ce pas perdre son âme ? Je ne m’en étais jamais soucié jusqu’à ce jour.
En face de moi se tenait une riche veuve, Señora Goncalves, qui avait eu la géniale idée de se marier jeune avec un vieil industriel mort très peu de temps après sa nuit de noce. Je n’ai jamais su ce que voulait dire veuve éplorée, et je peux vous dire que ce n’était pas en la présence de cette riche et belle quadragénaire que je l’aurais su. Après le décès de son époux, la Señora Goncalves n’avait pas tardé à se consoler dans les bras de ses chers employés devenus ses amants. Et lorsque ceux-ci étaient morts à leur tour pour la gloire de notre patrie, elle avait décidé de s’installer dans ce nouvel empire appelé à régner dans les siècles.
A ses côtés, Don Miguel et sa jeune femme Doña Rosita. Elle aussi avait eu la géniale idée de se marier jeune, sauf qu’elle devrait encore patienter pour être veuve. Cher lecteur, pardonne-moi ce vilain trait d’humour, mais si je me permets d’être aussi cynique à son égard, c’est que la jeune femme paraissait plus amoureuse de son éventail que de son pédant homme d’affaire qui n’avait comme passion que lui-même. La jeune épouse de ce cher vaniteux s’entendait bien avec la veuve Goncalves qui lui parlait de tout, surtout des ressentis éprouvés par les joies du veuvage. Si j’avais été à la place de Don Miguel, je me serais un peu inquiété. Or, cette discussion le divertissait.
La nuit commençait à pointer le bout de son nez et nous n’avions toujours pas trouvé âme qui vive sur ces terres. Doña Rosita blaguait sur le sinistre de la situation, ce qui amusait son mari. Il aimait se moquer gentiment de sa jeune épouse car celle-ci passait son temps à se faire peur en lisant des histoires d’épouvante. Mais qu’est-ce que la peur tant que nous ne l’avons pas rencontrée pour de bon ? Je voulais savoir quelles histoires lisait Doña Rosita pour être aussi à l’aise devant notre angoissante situation. Comme s’il avait lu dans mes pensées, Don Miguel anticipa en me parlant d’histoires de fantômes qui hantent ce monde depuis la nuit des temps. Des démons perfides et sanguinaires sortis d’un portail maléfique reliant notre monde à celui d’outre-tombe, et qui se nourrissaient de chair humaine et s’abreuvaient du sang de leurs victimes. Et le prêtre renchérit sur la puissance des légendes indiennes. Il nous expliqua qu’il avait vu des choses tellement étranges, et entendu des témoignages tellement terrifiants que pour lui la barrière du normal et du paranormal était très ténue. Pour lui, cette terre avait toujours été un champ de bataille entre les forces du mal et les soldats de Dieu. Curieuse façon de nommer cette armée qui nous avait dépossédés de notre identité et de nos espoirs.
Je me détournai de mon interlocuteur et observait cette maudite nuit qui nous recouvrait de son manteau. Une nuit brillante sous la lueur de la lune. Cela aurait dû être rassurant, mais il n’en était rien. Comme à l’accoutumée, les coyotes se mirent à aboyer sous cet immense satellite. Mais petit à petit ils se turent, leurs cris devinrent des plaintes, puis des silences. Nous étions seuls dans ce désert éclairé par la Lune. En temps normal, le cri des coyotes me faisait peur, mais là, c’était étrangement rassurant. En revanche le calme l’était moins. Ce fut alors que sortit tout droit de l’abîme, une chose, ou devrais-je dire une bête, qui fonça droit sur la diligence, la percuta de plein fouet et la renversa. A l’intérieur c’était la panique, tous les passagers se mirent à voler dans la cabine. La tête contre la portière, le père Rosales se mit à prier, Doña Rosita se blottit contre Don Miguel alors que ce dernier était le plus effrayé de nous cinq, tandis que la veuve Goncalves essayait tant bien que mal à tenir son chapeau, réflexe étrange lorsque son véhicule roule comme un tonneau dans le désert.
La diligence cessa son manège anarchique. Malgré l’accident, nous étions sains et saufs tous les cinq. Selon le père Rosales, ce n’était pas la volonté de Dieu de nous voir périr ainsi. Nous soufflâmes pour recouvrer nos esprits. Le couple Don Miguel cessa son étreinte, et regarda autour d’eux d’un air hébété. En temps normal, je me serais amusé de les voir de cette manière : Don Miguel était une grande gueule que sa prétention ne parvenait pas à étouffer, et sa jeune épouse n’était qu’une petite gamine capricieuse et trop gâtée. Il eut fallu un accident de ce type pour les ramener à la réalité. Seulement, je n’avais pas le cœur à plaisanter. Nous étions perdus en pleine nuit, en plein désert, au milieu des coyotes et des ténèbres.
Pendant que nous reprenions conscience, nous entendîmes un hurlement terrible. Un cri humain qui pourtant ne semblait pas l’être. Nous réalisâmes qu’il s’agissait d’un des deux cochers. Nous les pensions morts à vrai dire, et avec le recul, je pense que cela aurait mieux valu pour eux. Avec courage, ou stupidité, la veuve Goncalves ouvrit la porte de la diligence et sortit précipitamment. Étrangement, son premier réflexe fut de se diriger vers les cris. Ceux-ci s’étaient tus. A la place nous eûmes droit à d’autres cris, ceux de la veuve Goncalves. Et bien évidemment, ce fut avec une logique implacable qu’au lieu de prendre nos jambes à notre cou et partir comme des dératés dans le désert, nous la rejoignîmes.
Je ne saurais décrire le macabre spectacle qui se présentait à nous. Nos deux cochers étaient là, étendus sur le sol, morts comme il était prévisible. Or, un détail des plus choquants venait apporter une touche d’horreur : ils n’avaient plus de peaux. Quelqu’un la leur avait arrachée, comme on enlève la peau d’un animal. Et à entendre les cris de tout à l’heure, nous devinâmes avec stupeur que l’un des deux cochers avait vu sa peau se faire arracher à vif. Le malheureux avait subi la mort la plus horrible, non pas que la mort soit une futilité, mais la souffrance endurée par le moribond fut au-delà du supportable.
Don Miguel nous suggéra de partir au plus vite. Ce fut à contrecœur que je l’écoutai : la chose qui avait fait ça allait certainement revenir et nous préférions être loin d’ici au moment où celle-ci ferait son retour.
Nous nous regardâmes tous les quatre, la veuve Goncalves, Don Miguel, Doña Rosita et moi. Le père Rosales était resté dans la diligence. Nous fûmes d’accord sur le fait de l’abandonner s’il refusait de nous suivre. Mais cet accord était futile car dans la minute même où nous statuions sur le sort du prêtre, nous entendîmes ses hurlements. Et encore une fois, alors que nous aurions dû partir en courant, nous préférâmes nous diriger vers la diligence.
Le corps du prêtre était là, une Bible dans sa main gauche pressée contre son cœur, un crucifix dans sa main droite. Mais ses armes saintes ne furent d’aucune utilité face à cette créature venue d’un autre temps qui lui avait enlevé sa peau, pire, qui lui avait mangé la peau. Il ne restait plus qu’un amas de chair putride baignant dans une mare de sang. Nous comprîmes que le danger rôdait autour de nous tel un prédateur qui se préparait pour le festin. La veuve Goncalves se mit à hurler en voyant ce nouveau cadavre. Nous lui intimâmes l’ordre d’arrêter de crier car la bête qui avait commis ce carnage risquait de revenir. Mais rien à faire, la belle douairière s’acharna à brailler.
Soudain, avec stupeur, nous vîmes la bête. L’horreur et la répugnance qu’elle dégagea en moi marquèrent pour toujours mon esprit. On aurait dit un humain au corps décharné, mais beaucoup plus grand. Des cheveux ébouriffés, des dents acérées, des griffes longues et mal taillées mais qui pouvaient empaler n’importe quel badaud venu s’aventurer trop près d’elle.
La veuve Goncalves comprit que la bête était derrière elle et se tut. Or, il était déjà trop tard : de ses longues griffes, la créature déchira le corps de la pauvre femme. Sanguinolent mais encore debout, le corps de la malheureuse tremblait encore. Don Miguel aperçut un fusil à ce moment-là et voulut en profiter pour tirer sur la bête. Et pendant que cet idiot essayait de fusiller la créature, je pris Doña Rosita par le bras et l’emmenai avec moi. A cet instant, je compris que son amour pour son inconscient de mari se limitait à sa fortune puisqu’elle me suivit aussitôt sans se retourner. Elle m’intima même de me dépêcher lorsque je m’arrêtai pour voir si ce brave Miguel allait réussir à tuer la bête. Une forte détonation et la créature lâcha sa proie dépossédée de sa peau et recula en gémissant, preuve que le brave époux de Doña Rosita était inconscient mais bon tireur. Mais pas assez pour occire la bête qui poussa un rugissement avant de courir vers le brave chasseur improvisé. Ce dernier n’eut pas le temps de recharger son fusil que la créature se jeta sur lui et lui arracha la peau avec ses longues canines et ses griffes aiguisées.
Nous profitâmes de ce moment pour escalader les rochers et nous éloigner de la scène tragique. Je ne saurai dire si heureusement ou malheureusement la Lune nous éclairait bien, mais nous en profitâmes pour courir dans la nuit. Par chance, la bête ne nous avait pas suivis car vu notre souffle et nos qualités sportives elle n’aurait fait qu’une bouchée de nous et je savais que ma complice ne m’aurait pas porté secours. En revanche, elle était observatrice et aperçut une petite cabane cachée derrière un énorme rocher. Cet endroit devait nous permettre de nous abriter en attendant le lever du jour, enfin si nous réussissions à survivre à cette nuit cauchemardesque.
La porte de la cabane était ouverte, nous entrâmes à l’intérieur. Elle semblait habitée. La décoration était rudimentaire certes, mais il y avait un lit et un poêle. Peut-être que le propriétaire avait été tué par cette créature. Doña Rosita ne semblât pas s’en soucier et ferma la porte. Je n’étais pas sûr que cela retiendrait la bête affamée qui nous courait derrière, mais si ça pouvait la rassurer. Je voulais m’assurer que Doña Rosita allait bien, mais elle n’avait pas l’air si choquée que ça. Hormis la veuve Goncalves, elle n’aimait pas trop les passagers. Les deux cochers étaient trop vulgaires à son goût, le prêtre était trop sûr de sa foi en Dieu et son époux était un homme présomptueux à qui sa famille l’avait mariée de force. Soi-disant pour que les deux plus grandes familles aristocratiques de la région rassemblent leurs terres. Mais ça, c’était avant la guerre. Depuis, les terres agricoles étaient devenues incultivables et elle espérait refaire sa vie en Californie.
Notre discussion prit rapidement fin lorsque la porte s’ouvrit. Nous nous apprêtâmes à nous faire arracher la peau par la créature lorsque, stupeur, un vieil homme entra dans la cabane. C’était un ermite Navajo. Il comprit aussitôt ce que nous faisions dans sa cabane. « Le mangeur de peau a encore fait des siennes » a-t-il dit en souriant sans joie. Le mangeur de peau, le nom était bien trouvé pour cette créature répugnante qui avait dévoré nos compagnons de route. Selon notre invité, les mangeurs de peaux étaient des humains ou devrais-je dire des enfants abandonnés et recueillis par les coyotes. D’où le comportement étrange et la façon de se déplacer de celui qui nous a agressé sur la route. Les mangeurs de peaux étaient de terribles créatures très voraces qui mangeaient la peau des humains dans l’espoir de retrouver leur âme. Le reste du corps était dédié aux coyotes. Inutile de vous dire que nous avions deviné le sort des cadavres de nos compagnons de route. De toutes façons, il n’en restait pas grand-chose.
Notre hôte fut très aimable et compréhensif. Il affirma avoir pris conscience du danger qui nous menaçait et proposa de nous héberger pendant la nuit.
J’éprouvai bien des difficultés pour trouver le sommeil, à chaque fois que je fermais les yeux, les visages décharnés de mes compagnons de route apparaissaient dans mes songes. Cette terre était devenue leur purgatoire et leurs fantômes voulaient que je les guide dans cet exil mortuaire en destination d’un lieu plus apaisant, tournant le dos aux coyotes et à la guerre.
Un étrange bruit me fit sortir de mon sommeil. Lorsque j’ouvris les yeux, je m’aperçus que le vieux Navajo me regardait avec un rictus sardonique. Quelle naïveté, notre bienfaiteur n’en était pas un. Il avait dû pactiser avec le diable pour survivre dans cet enfer. A moins qu’il ne fût le diable lui-même et que ce mangeur de peaux soit son propre fils. Après tout, il affirmait que ces créatures étaient des enfants abandonnés aux coyotes, alors pourquoi pas le sien ! Je ne voulus pas en savoir plus et cherchai à réveiller ma compagne d’infortune. Je me retournai vers elle lorsque… Ô stupeur ! L’horreur était là, allongée à côté de moi. La toute jeune veuve de Don Miguel n’avait plus de peau et son cadavre, que dis-je, sa viande froide et saignante gisait à côté de moi. Le vieux Navajo était donc si sadique pour nous avoir tendu ce piège ?
Je me levai à toute allure pour fuir cet endroit démoniaque, lorsque je réalisai que j’étais loin de mes surprises. En ouvrant la porte, je tombai nez à nez avec la créature immonde qui dévorait la peau de la pauvre Doña Rosita sous la lueur complice de la Lune. Le vieux Navajo me lança que pour le moment, la créature était occupée mais qu’elle n’allait pas tarder à m’attaquer et que si je voulais survivre, je devais le suivre. Cela était une folie de l’écouter, mais comme je préférai un autre sort que celui de subir celui de mes compagnons, je me résignai à le suivre.
Le vieux Navajo ouvrit une trappe et m’intima de l’accompagner. Ce que je fis. Mes jambes tremblèrent tellement je me demandais à quel moment j’allais m’effondrer, mes dents claquaient à se fendre et mon cœur battait fort au point de frôler l’infarctus. Je ne soupçonnais pas que sous cette maison se cachait un tel endroit. La grotte était gigantesque et profonde. N’importe qui aurait pu comparer cet endroit à l’accès aux enfers. Plus nous nous enfoncions dans les tréfonds de la terre, plus une odeur putride et nauséabonde remontait. Un bruit assourdissant se fit entendre. Des bruits insoutenables de mandibules mélangés à des râles parvenaient jusqu’à mes oreilles. Jusqu’ici je pensais être dans un cauchemar, mais de mes yeux horrifiés j’aperçus un spectacle qui restera gravé dans ma mémoire à tout jamais. Des corps nus, répugnants et visqueux grouillaient sur le sol. Une orgie infâme de ces créatures semblables à celle qui avait tué mes compagnons. Ces monstres s’exhibaient devant moi en torsionnant leur corps décharné et poisseux. Je voulus m’enfuir mais l’Indien m’empêchait de partir. Il m’expliqua que dans cette fosse vivaient ces créatures du diable, venues du tréfond de la terre. Qu’eux, les Navajos avaient su les tenir en respect en leur sacrifiant des enfants. Des enfants. Alors il ne s’agissait guère de chérubins abandonnés mais de créatures infernales à qui l’on sacrifiait de pauvres bambins dont je n’ose imaginer l’abominable sort.
Le vieux Navajo n’en avait pas fini avec moi. Il continua son histoire, en m’expliquant que grâce aux colons, ils avaient trouvé une nouvelle viande, une viande issue de ces gens venus piller et voler leurs terres. Les mangeurs de peaux raffolaient de la chair de colons, contrairement à l’innocence des enfants que le vieil homme répugnait à offrir en pâture à ces créatures démoniaques. Pour mon interlocuteur, regarder ces monstres se repaitre de la chair de ses envahisseurs était une aubaine.
Je compris à ce moment-là que c’était mon tour. Le Navajo allait me pousser dans ce bourbier et j’allais être dévoré vivant par ces bêtes immondes. Le temps n’était plus à la réflexion ni à la peur. Je devais survivre pour prévenir mes congénères. A la stupéfaction du chamane, je me retournai pour l’agripper par le col et le jeter dans cette orgie répugnante. Désorienté, le vieil homme perdit son rictus sardonique et tomba sans même pouvoir se défendre. Une fois son corps écrasé sur le sol, les mangeurs de peaux se jetèrent sur lui. Je l’entendis hurler mais je ne me retournais pas. Il avait eu le sort qu’il méritait et je ne voulais pas être le prochain sur la liste.
De retour dans la cabane, je cherchais tous les moyens pour fermer la trappe. Je mis le poêle en fer dessus en espérant que cela serait suffisamment lourd pour retenir les bêtes anthropophages, et je sortis à tout allure à l’extérieur. Sans vraiment savoir où aller, je courus tout droit, abandonnant le corps de mes compagnons et mes bagages, uniques vestiges de mon passé mexicain. Le jour pointa à l’horizon et la froideur de la nuit laissa la place à la chaleur du soleil. Perdu en plein désert, je ne savais pas où j’allais. J’avais survécu à ces bêtes pour mourir de soif et de chaleur dans ce désert. Epuisé, je tombai à genoux sous un soleil accablant. Je sentais l’ombre des vautours qui planaient autour de moi, prêts à me déchiqueter avec leur bec comme le mangeur de peaux avait déchiqueté mes compagnons. Le prêtre avait raison, cet endroit était bien la maison du diable tant il refermait des créatures démoniaques et sanguinaires.
Je me laissais aller à mon désespoir, baissant les bras pour lutter pour ma survie lorsque soudain, des cavaliers apparurent. Des frontaliers américains. Ils devaient patrouiller dans le coin pour surveiller les moindres faits et gestes de mon ancienne République. Je fermai les yeux et tombai sur le sol.
Je me réveillai le lendemain dans un lit rudimentaire mais confortable. Un docteur s’occupait de moi. Dès qu’il m’aperçut, il ordonna au garde de chercher le capitaine. Celui-ci ne se fit pas attendre. Le médecin l’avertit que j’étais encore souffrant, qu’il fallait me parler doucement, que j’avais tendance à délirer. Une fois seul avec l’officier, je lui racontai toute l’histoire. Etonnamment, le capitaine m’écouta et ne me prit pas pour un fou. La seule chose qui le chagrinait dans mon histoire, c’était le fait qu’ils n’avaient rien trouvé sur les lieux, ni les corps, ni la diligence. Tout avait disparu. Je sus rapidement pourquoi il m’avait pris au sérieux malgré le surréalisme de mon histoire. La région était en proie à des disparitions de colons californiens. Il pensait aux Navajos et quand je lui avais parlé de l’orgie monstrueuse de laquelle j’avais été témoin, il ne fut guère étonné, encore moins que leurs sacrifices ne portaient plus sur des enfants mais sur des colons. Mais les colons aussi avaient des enfants… je balayais cette réflexion de mon esprit, ma santé mentale était déjà bien altérée par tous ces événements et je ne voulus lui faire subir plus de traumatismes.
Sachant que je ne pouvais pas l’accompagner, il me demanda de lui indiquer l’endroit où vivait le chamane. Je cherchai à l’en dissuader mais le capitaine me fit comprendre que si je ne lui indiquais pas l’endroit, d’autres personnes se feraient dévorer de cette manière. A ses mots, l’horreur me frappa, les corps décharnés de mes compagnons hantèrent mon esprit. Je ne voulais pas d’autres fantômes dans ma tête. Je lui promis de le guider dès que j’irai mieux.
Une fois le capitaine dehors, je profitai d’un moment de solitude pour étaler par écrit toute mon histoire. Il fait extrêmement froid à présent. La nuit a dû tomber. Le silence règne dans les alentours. Un silence angoissant. Un silence qui fait ressortir de ma tête les corps décharnés de mes compagnons, surtout celui de Doña Rosita qui dormait à côté de moi. Et le chamane Navajo qui m’observait dans la chambre. Dans cette chambre. Il n’était plus humain, il était une de ces créatures. Mon Dieu il se jette sur moi.
Je me réveille en sursaut. Je m’étais assoupis. La fatigue du voyage plus les émotions et mes blessures ont eu raison de mon éveil. La Lune éclaire ma chambre. Dehors j’entends du bruit. Des hurlements, des hennissements de chevaux. C’est drôle d’entendre autant d’agitation dans la nuit, surtout dans un camp militaire. Tiens ? Des coups de feu ? Qu’est-ce qu’il se passe dehors ? j’entends des cris, comme lors de l’attaque de la diligence. Quelqu’un griffe ma porte à présent. Ou quelque chose car j’en suis sûr maintenant, nos visiteurs ne sont pas humains. La porte de ma chambre s’ouvre dans un grincement. Ce sont eux. Ils sont venus me chercher. Que Dieu puisse avoir pitié de moi…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire