Au début du XXème siècle, Landrios Delrocchia, un jeune ouvrier de la région de Naples, fut embauché sur le site de Pompéi. Quatre cents après sa découverte, la ville, détruite par le Vésuve en 79 après Jésus Christ, ne cessait de révéler de nouveaux secrets. Les équipes sur place avaient trouvé un nouveau bâtiment qui étonnamment ne semblait ni romain, ni étrusque, mais d’une civilisation encore plus ancienne. Pour certains, ce temple fut construit à l’aube de l’humanité, un temps où les démons régnaient en maître sur le monde.
Ayant cure de toute superstition et autres inepties destinées à effrayer les simplets, Landrios se retrouva facilement affecté dans les fouilles de ce temple. Beaucoup d’ouvriers avaient refusé d’y mettre les pieds parce qu’ils jugeaient que l’endroit était maudit. La majorité d’entre eux prétextaient que si les romains avaient refusé de détruire ce temple impie même à leur époque, c’était parce qu’ils ne voulaient pas s’attirer la colère des démons. Certains expliquaient que l’éruption du Vésuve était dû à une profanation du lieu par de téméraires sots, et que leur arrogance avait pour conséquence de figer pour l’éternité, les corps et les âmes des malheureux hérétiques.
La langue de l’argent étant plus dissuasive que la parabole d’une légende, le directeur des fouilles doubla le salaire pour attirer les ouvriers les plus audacieux dans les excavations du temple. Bien qu’il se moquât des superstitions locales et qu’il fut déjà affecté sur les lieux, Landrios vit son salaire augmenter sans revendiquer quoique ce soit. En réalité, le jeune homme se fichait de l’archéologie, il travaillait sur les fouilles parce que c’était le métier le plus sûr pour manger. Et puis, Pompéi était le lieu archéologique idéal pour accaparer en douce quelques richesses antiques de l’ancien temps afin de les revendre au plus offrant.
En proie à une chaleur digne de l’enfer, le Sud de l’Italie était l’antre d’un soleil infernal qui mordait avec délectation la nuque des ouvriers qui s’attelaient à découvrir les reliques d’un sinistre passé, stigmates d’une époque qui ne demandait qu’à s’évaporer dans l’histoire. Le jeune homme ne se découragea pas et s’activa avec vigueur dans ses recherches.
Brusquement, alors qu’il grattait minutieusement le sol, Landrios trouva un objet rond comme une pièce de monnaie reliée à une chaîne. Il prit un chiffon et essuya sa trouvaille avec un brin de circonspection et une forte curiosité. C’était une amulette en or très bien conservée malgré son passage dans les âges. Landrios en était sûr : il pourrait en tirer un très bon prix.
Il examina la relique avec beaucoup d’attention. L’objet était plutôt joli malgré des gravures étranges et terrifiantes qui ornaient les contours. Le jeune examina de plus près les dessins et s’aperçut que c’étaient des visages d’humains apeurés, surtout des hommes, et qu’au centre trônait le visage d’une très belle femme au profond regard mélancolique. Le jeune homme sourit et après avoir vérifié que personne ne l’observait, il dissimula sa découverte dans son pantalon et se remit au travail.
Sa dure journée de labeur se termina en fin d’après-midi. Ne voulant pas perdre de temps, Landrios décida de se rendre chez l’antiquaire du village le plus proche afin de lui revendre l’amulette. Celui-ci était un vieil homme qui connaissait l’histoire de chaque objet qu’il revendait et qui savait très bien estimer leur valeur marchande. Le vieux vendeur ne refusait jamais des reliques dérobées dans les fouilles, il pouvait aisément sous payer les chapardeurs improvisés qui se présentaient à lui et revendre pour son compte les objets à un très bon prix. Landrios savait que le vieil homme l’escroquerait, mais tant qu’il pouvait gagner un peu d’argent et ne pas revenir sur les fouilles le lendemain, alors il accepterait de servir de pigeon. Mais à sa stupéfaction, le vieil antiquaire devint blême en examinant l’amulette et la rendit aussitôt à Landrios en lui signifiant qu’il était hors de question pour lui de la prendre. Non pas parce qu’elle était sans valeur, mais parce que l’artefact portait malheur. Le vieil homme intima au garçon de se débarrasser de la relique au plus vite sinon il serait maudit à tout jamais. Agacé, Landrios décida de quitter le magasin sous l’œil médusé de l’antiquaire.
Il en fallait plus à Landrios pour baisser les bras. Et sans tenir compte des mises en garde de l’antiquaire qui l’avait mis en garde contre le mauvais sort, il se mit en tête de trouver un acheteur sans passer par un de ces vendeurs de souvenirs antiques. Or, il ne savait pas comment faire. Il était fatigué, sale et habillé en ouvrier, aucune personne respectable ne le laisserait s’approcher. Au pire, il se ferait capturer par la police et enfermer en prison. Le jeune homme décida de retourner dans sa vieille maison, située en dehors du village, pour bien réfléchir à ce qu’il allait faire.
Une bonne heure de marche avait fini par le terrasser de fatigue. Il vivait seul et pour le moins que l’on puisse dire l’intérieur de sa maison était très austère. Harassé, il ne mangea même pas et alla directement dans chambre où il s’allongea sur le dos. Trop fatigué pour faire quoi que ce soit mais trop excité pour sommeiller, il mit sa main dans la poche de son pantalon et en sortit l’amulette qu’il contempla. Pour lui, cet antiquaire n’était qu’un vieux fou qui lui avait fait perdre son temps et à présent il était obligé de retourner sur ce foutu chantier pour chercher à nouveaux d’insipides objets, vestiges d’une époque révolue. Sa déception avec le vendeur de vieillerie lui ôta toute idée de chaparder une nouvelle fois. Sur cette pensée, ses yeux se fermèrent lentement et Landrios finit par s’endormir, l’amulette posée sur son torse tandis que la nuit recouvrait la région de son obscur linceul.
Soudain, de terribles cris se firent entendre. Landrios se réveilla en sueur et apeuré. Un mélange d’hurlement de femme et de glapissement d’aigle l’avait tiré de son sommeil. Malgré la terreur qui s’était emparée de ses membres, le jeune ouvrier décida de se lever pour savoir d’où provenait ces épouvantables braillements. Son pas était mal assuré et chaque cri le pétrifiait. Il s’approcha lentement de la fenêtre. Il voulait savoir quelle bête pouvait bramer d’une façon aussi terrifiante. Mais une fois devant la vitre, il ne vit rien. Les ténèbres de la nuit avaient happé les âmes et régnaient en maître sur la terre comme dans le ciel. Landrios souffla de soulagement. Sûrement un mauvais rêve ou un animal malade. Mais alors qu’il se rassura sur la nature des cris, une ombre abominable surgit du néant et frappa à sa fenêtre. Il crut distinguer un visage informe, celui d’une femme mais il n’en était pas sûr car le corps imposant de celle-ci était couvert de plumes. La créature rugissait violemment en toisant le jeune homme. Ce dernier en était persuadé, la bête voulait le dévorer. La peur au ventre, il recula instinctivement et tomba en arrière. Il se redressa aussitôt mais les vociférations bestiales du prédateur avaient cessé. Landrios rassembla tout son courage et regarda la fenêtre. L’immonde bête avait disparu. Il ne sut dire s’il s’agissait d’une femme ou d’un oiseau gigantesque. Peut-être les deux. Et alors qu’il cogitait sur la nature de la chose qui l’avait terrifié, sa porte tonna violemment comme si quelqu’un cherchait à entrer de force. Landrios en était convaincu, la créature était venue pour lui et elle défoncerait la porte pour entrer dans la cabane et le dévorer. Face à son triste sort, le jeune homme réunit tout son courage et courut jusque dans sa chambre. Il n’avait aucune solution, et par instinct il se cacha sous le lit en attendant sa fin inéluctable sous les cris incessants de la terrifiante bête.
Au petit jour, Landrios leva une paupière, puis la seconde. Il était encore vivant. La chose s’était résignée à le becqueter et avait sûrement préféré une autre proie. En tout cas, s’en était moins une. Landrios se leva et avec prudence, il sortit doucement sa tête à l’extérieur pour vérifier que l’animal était bien parti. En ouvrant sa porte, il s’aperçut que celle-ci arborait de profondes griffures. Vu la férocité de l’animal, il réalisa que la porte ne tiendrait pas une seconde nuit.
Le jeune ouvrier décida de ne pas se rendre sur le chantier. Il devait absolument trouver un moyen pour faire fuir cette bête. Il en conclut qu’il valait mieux rendre une nouvelle visite à l’antiquaire. C’était la seule personne qui pouvait lui dire ce qui lui était arrivé cette nuit et peut-être trouver une solution. Le vieil homme le reconnut aussitôt et l’accueillit avec cordialité et bienveillance. Landrios lui expliqua ses mésaventures de la nuit dernière. L’antiquaire demanda au jeune homme de lui dépeindre la créature et lorsque celui-ci se lança dans la description de la bête, le vieil homme cilla. Il avait compris ce qu’il c’était passé et expliqua au chapardeur qu’il avait été attaqué par une stryge, une démone hurleuse qui pourchassait les porteurs de l’amulette de Pompéi. Les premiers humains qui vivaient ici avaient érigé un temple en son honneur et décoraient de l’amulette les personnes destinées à être offerte en sacrifice à la créature. Pour Landrios, cela lui faisait une belle jambe d’apprendre cette légende, mais cela ne lui disait pas comment se débarrasser de sa poursuivante qui avait prévu d’en faire son menu ce soir. Devant le désarroi de son invité, l’antiquaire lui recommanda chaudement de pendre l’amulette sur sa porte et qu’une merveilleuse surprise l’attendrait le lendemain.
Landrios le remercia sans grande conviction et rentra chez lui un peu plus rassuré qu’à l’allée. S’il avait reçu un conseil avisé qui lui permettrait de ne pas servir de diner, il s’interrogea sur la nature de la surprise qu’il pouvait obtenir.
Une fois arrivé chez lui, il s’empressa d’accrocher l’amulette à la poignée de sa porte et se dépêcha d’entrer de peur de se faire croquer par le néant et surtout par la stryge.
Sa nuit fut agitée, il n’arrivait pas à trouver le sommeil et après maints petits sautillements, il finit par s’assoir sur le bord de son lit. Il n’avait pas d’autre choix que de veiller tout en espérant que l’antiquaire ne lui ait pas menti. La réponse ne se fit pas attendre. Il entendit les cris étranges. Encore ce terrible mélange de hurlement de femme et de glapissement d’aigle qui lui glaça le sang. La terreur s’était emparée de lui et à son grand désarroi il ne pouvait rien faire hormis attendre la fin de la nuit et espérer sortir vivant de ce traquenard. A sa grande surprise et à son plus profond soulagement, les cris se turent rapidement. Le vieil homme avait raison, la bête était partie avec l’artefact. Landrios pouvait dormir tranquille.
Au petit matin, il fut tiré du lit par des martèlements contre sa porte. Il jeta un œil par la fenêtre et fut rassuré en voyant le ciel bleu. Pas de doute, vu qu’il faisait jour c’était un humain qui frappait. Peut-être la fameuse surprise que lui avait annoncé le vieil homme. Lorsqu’il ouvrit la porte ses yeux s’écarquillèrent. Pour une surprise c’était une heureuse surprise. Sur le perron se tenait une jeune et ravissante femme au large sourire et aux longs cheveux dont les ténèbres flirtaient avec la soie. Landrios tomba tout de suite sous son charme. Il remarqua qu’elle était pieds nues et habillée avec de vieilles guenilles. Elle lui dit s’appeler Rosélia, qu’elle était perdue et qu’elle venait lui demander l’hospitalité. Landrios la fit entrer et lui tendit une chaise. Aussitôt assise, Rosélia lui expliqua qu’elle marchait de village en village depuis si longtemps qu’elle en avait oublié le temps, qu’elle aimait flâner dans la campagne et marcher au gré du vent. Le jeune homme se sentit bercé en l’écoutant parler comme s’il était un Ulysse de pacotille savourant le chant d’une délicieuse sirène. Tout en buvant les paroles de son invitée, Landrios pensa que celle-ci était une saltimbanque de passage. Sa déduction fut confortée par le fait qu’elle se déplaçait avec un baluchon et une petite boite métallique. Intrigué, le jeune homme demanda ce qu’il y avait dans la boite. Rosélia se braqua aussitôt et lui fit promettre de ne jamais l’ouvrir. Landrios n’eut pas d’autre choix que de lui garantir qu’il n’en ferait rien. Il ne voulait pas gâcher ce moment de grâce.
Le soir, Landrios proposa à Rosélia de dormir avec lui, il n’avait qu’un seul lit et il ne se voyait pas dormir par terre, et cela n’aurait pas été très cordial de sa part de faire sommeiller la jeune femme sur un drap étalé le long du sol. La voyageuse accepta sans rechigner.
Pendant la nuit, Landrios sentit le corps de la jeune femme se blottir contre lui. Il était gêné et préféra ne rien faire. Il se sentit pétrifié, mais pas d’effroi cette fois-ci, plutôt pétrifié de désir. Et pour son grand plaisir, Rosélia se mit à le caresser délicatement. Le jeune homme se retourna pour la regarder mais le temps de lui faire face, la voyageuse l’embrassa langoureusement. Cela faisait longtemps que Landrios n’avait pas gouter la saveur des lèvres d’une femme. Il se laissa aller et caressa à son tour sa jeune invitée dont la peau était douce comme de la soie. Les deux jeunes gens finirent par faire l’amour avec passion et délicatesse. Une nuit magique avait pris la place de ces nuits d’effroi. Le plaisir avait pris la place du désespoir. Pour la première fois de sa vie, Landrios se sentit bien et eut la sensation de voyager dans un monde de béatitude et de volupté.
Après ce torride échange charnel, le jeune homme contempla Rosélia et réalisa que le vieil homme n’avait pas tort. Grâce à son précieux conseil, il fut heureux de s’être débarrassé de cette maudite amulette, joyeux d’avoir chassé ces terribles hurlements et béat d’avoir fait l’amour à une splendide inconnue qui avait frappé à sa porte le matin même.
Le lendemain, Landrios se réveilla. Rosélia dormait encore. Il s’apprêta à sortir pour trouver à manger mais en regardant sa bourse il ne trouva rien. Elle était vide et il ne se voyait pas reprendre son travail dans les fouilles de Pompéi. Il vit alors sur la table, la boite métallique que portait la jeune femme. Le garçon n’avait aucun doute, cette boite devait sûrement contenir les économies de la saltimbanque. Il se persuada qu’il y trouverait le peu de monnaie nécessaire pour éviter de chaparder pour manger. Il scruta vite fait la chambre et vit que son invitée dormait toujours. Alors, Landrios ouvrit la boite.
Lorsque ses yeux découvrirent ce qu’il y avait à l’intérieur, son dos se raidit de terreur. Saisit par une effroyable stupeur, il s’aperçut que la boite contenait l’amulette qu’il avait trouvé dans le site archéologique et dont il avait dû se débarrasser pour ne pas se faire dévorer par la stryge. Landrios referma aussitôt la boite pour ne pas se faire surprendre par la jeune femme. Mais trop tard, le mal était fait : Rosélia était debout et l’avait vu faire. Le jeune curieux balbutia, chercha à se défendre mais la saltimbanque entra dans une rage folle et se mit à crier si fort qu’à ses hurlements de femme se joignirent des glapissements d’aigle. Des ailes se mirent à pousser sur tout le corps, sa tête se déforma à en devenir inhumaine, des serres poussèrent à la place de ses pieds et de ses mains, des plumes se mirent à germer de son corps. Landrios découvrit tardivement la vérité : c’était la fameuse stryge qui l’avait traqué l’autre soir. Il n’eut pas le temps de s’enfuir que la créature se jeta sur lui en poussant ses terribles hurlements. Dans un geste Landrios fit tomber la boite métallique et l’amulette roula sur le sol. Rosélia devenue cette créature hurlante, se rua sur lui et l’enveloppa de tout son corps. Landrios se retrouva confronté au visage de la créature qui le regardait avec des yeux de haine. Le jeune homme comprit trop tard ce qu’il s’était passé. En rendant l’amulette à la stryge, il l’avait libéré de ce sortilège démoniaque qui l’avait rendu à la fois vorace et repoussante. Seulement sa curiosité fit perdre à la stryge toute la confiance qu’elle avait placé en lui. Landrios réalisa que c’était de cette façon qu’elle dévorait ses proies. Après avoir donné du plaisir, elle damnait ses amants qui s’étaient montrés indigne du cadeau qu’elle leur avait offert. Landrios a toujours été un voleur et cette fois-ci ses manigances se retournaient contre lui.
La stryge fondit sur lui en hurlant et dans un nuage de plumes et de poussière, la prédatrice et sa proie disparurent à tout jamais.
Tout était calme à présent. Il ne restait plus que l’amulette qui gisait sur le sol. Sur celle-ci on pouvait voir l’effigie de Rosélia redevenue une belle jeune femme, le regard teinté d’une profonde mélancolie et sur les contours, le visage d’un nouvel homme qui s’était joint aux autres humains apeurés. Un homme qui ressemblait étrangement à ce pauvre Landrios Delrocchia.